Dominance des GAFAM et transformation numérique : le point de vue de Mohamed Ezzouak sur la crise du journalisme marocain et les moyens de le sauver

Dans le cadre du colloque national organisé par la Fédération marocaine des éditeurs de journaux le samedi 12 avril 2025 à Rabat, sous le thème « Le journalisme marocain : crise existentielle et voies de salut », Mohammed Ezzouak, directeur du site d’information « Yabiladi », a présenté une intervention axée sur les défis auxquels fait face le journalisme marocain à l’ère des transformations numériques et de la domination des géants technologiques. Ezouak a mis l’accent sur l’impact de la publicité en ligne, la mainmise des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), et la nécessité urgente d’innover et de bénéficier d’un soutien étatique pour assurer la pérennité des médias marocains.

1- Domination des GAFAM et impact sur la publicité numérique

Ezzouak a souligné que la publicité en ligne constitue l’un des plus grands défis pour les médias marocains. Avec la domination des GAFAM, notamment Facebook, YouTube et Google, sur le marché publicitaire, plus de 80 % des revenus publicitaires numériques sont captés par ces plateformes, ne laissant que des « miettes » aux milliers de sites d’information marocains, qui doivent en outre les partager avec des sites d’annonces classées. Cette mainmise représente une menace existentielle pour la viabilité économique des médias numériques marocains, dont la plupart dépendent des revenus publicitaires comme principale source de financement.

Il a également pointé du doigt l’avantage concurrentiel déloyal dont jouissent ces entreprises, qui ne paient pas d’impôts au Maroc sur les revenus publicitaires générés, contrairement aux entreprises marocaines soumises à des taxes et charges. De plus, les GAFAM s’appuient sur des systèmes automatisés qui réduisent les coûts liés aux ressources humaines, creusant ainsi l’écart concurrentiel. Ezzouak a également évoqué le rôle des agences numériques qui orientent les investissements publicitaires, y compris ceux des entreprises publiques, vers ces plateformes, parfois sans payer la TVA, ce qui reflète un désintérêt pour les médias traditionnels, comme en témoigne l’absence de représentants de ces agences lors du colloque.

2- Influence des GAFAM sur l’audience et le contenu

L’analyse d’Ezzouak ne s’est pas limitée à l’aspect financier, mais a également abordé l’impact des GAFAM sur l’audience. Ces plateformes agissent comme des « carrefours d’audience », ayant le pouvoir de contrôler le flux d’informations destiné aux utilisateurs marocains. Google et Facebook peuvent décider quels contenus promouvoir, souvent au profit des médias internationaux au détriment des médias locaux. Ezzouak a noté que des changements dans les algorithmes de Facebook ont conduit certains sites marocains à perdre entre 60 et 80 % de leur audience, illustrant la dépendance des médias marocains vis-à-vis de ces plateformes et la fragilité de ce modèle.

3- L’urgence de l’innovation technologique

Ezzouak a insisté sur le fait que les médias marocains doivent se transformer en entreprises technologiques pour relever ces défis. L’innovation technologique n’est plus une option, mais une nécessité pour survivre. Il a mis en avant l’importance d’intégrer des technologies telles que le journalisme de données, le journalisme algorithmique et l’intelligence artificielle (IA) dans le travail journalistique. Il a comparé l’IA à l’ordinateur il y a 40 ans, affirmant qu’elle est devenue un outil indispensable pour les journalistes d’aujourd’hui et de demain. Il a également appelé à la formation des journalistes sur ces technologies pour préparer une nouvelle génération capable de rivaliser.

Il a averti que l’IA représente une menace supplémentaire, car elle permet aux médias internationaux de traduire facilement leur contenu et de concurrencer les médias locaux à un coût très bas. Il a cité des exemples comme « Le Monde Afrique » et « La Tribune Afrique », qui ont bénéficié du soutien d’initiatives telles que la « Google Initiative » pour étendre leur influence en Afrique, augmentant ainsi la pression sur les médias marocains.

4- Vers de nouveaux modèles économiques

Ezzouak a proposé d’explorer des modèles économiques alternatifs pour réduire la dépendance aux revenus publicitaires. Parmi ces modèles :

  • Le contenu payant (abonnements) : Il a évoqué l’exemple du New York Times, qui tire désormais davantage de revenus des abonnements que de la publicité. Cependant, il a reconnu que la culture de l’abonnement n’est pas encore ancrée au Maroc et a suggéré des mesures facilitatrices, comme négocier avec le Centre Monétaire Interbancaire (CMI) pour réduire les frais de paiement en ligne pour la presse, ou instaurer une TVA réduite sur les abonnements aux médias en ligne.
  • La diversification des revenus : Il a encouragé la vente de produits dérivés (comme des livres) ou l’organisation d’événements pour générer des revenus supplémentaires.
  • L’exploitation de la technologie : Il a insisté sur la nécessité pour les médias marocains d’adopter la technologie pour créer un contenu compétitif capable d’attirer à la fois l’audience et les annonceurs.

5- Le rôle de l’État face à la crise

Ezzouak a souligné la nécessité d’une intervention étatique pour soutenir les médias marocains à travers plusieurs axes :

  • Légiférer contre la concurrence déloyale : L’État est le seul à pouvoir légiférer pour contrer la concurrence déloyale des GAFAM, notamment en matière fiscale. Ces entreprises ne paient pas d’impôts au Maroc, ce qui place les médias locaux dans une position désavantageuse.
  • Réglementer les investissements publicitaires des entreprises publiques : Il a proposé d’imposer un quota minimum d’investissements publicitaires des entreprises publiques sur les sites d’information marocains professionnels. Actuellement, les agences numériques orientent ces investissements vers les GAFAM, privant les médias marocains de ressources essentielles.
  • Repenser le système de subventions : Ezouak a critiqué le système actuel de subventions, le qualifiant d’« anesthésiant » qui a réduit l’agilité des entreprises de presse. Il a proposé de réorienter ces subventions vers l’innovation plutôt que de soutenir des modèles obsolètes.

6- Les risques d’un retard dans la transformation numérique

Ezzouak a averti que les médias marocains risquent de devenir les « Michelin de demain » s’ils ne s’adaptent pas aux changements technologiques et aux nouveaux usages. Il a pris l’exemple des cartes Michelin, autrefois indispensables, mais qui ont disparu avec l’avènement des applications GPS, soulignant que les médias marocains pourraient connaître un sort similaire s’ils ne réagissent pas rapidement face à la domination des géants technologiques.

7- Conclusion : vers une vision intégrée pour sauver le journalisme marocain

Ezzouak a conclu son intervention en affirmant que la publicité en ligne, bien qu’ayant été un pilier traditionnel, n’est plus suffisante pour garantir la viabilité des médias marocains face à la domination des GAFAM. Il est impératif d’adopter des modèles économiques diversifiés, incluant le contenu payant, la diversification des revenus et l’utilisation de la technologie. Une intervention étatique décisive est également cruciale pour rééquilibrer le marché publicitaire à travers des législations, la réglementation des investissements publics et le soutien à l’innovation. Sans ces mesures, les médias marocains risquent d’être marginalisés par les géants technologiques et la concurrence internationale, ce qui menacerait leur rôle dans l’information du public et le soutien à la démocratie.

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